Pourquoi il faut lire: « Comment regarder un match de foot ? »
Le succès d’édition d’un livre de 500 pages consacré à la tactique dans le foot est une heureuse confirmation. Il existe donc bien un public exigeant, refusant le traitement infantilisant réservé globalement à l’amateur de foot.
Encore fallait-il rendre lisible et non rébarbative l’approche de la tactique. Ce qui est fait par le rappel qu’entraîneurs et joueurs sont les acteurs d’un renouvellement permanent. Il fallait aussi restituer ce qui fait l’originalité de ce sport, et ce livre y parvient parfaitement. Voici pourquoi il faut lire : « Comment regarder un match de foot ? »
La réussite de « Comment regarder un match de foot ? », c’est d’abord le “flow” du récit qui, rapidement, estompe l’épaisseur de l’ouvrage. Au pied du col des 500 pages de ce livre, une légitime appréhension ne résiste pas aux premières pages.
On n’est certes pas dans le frivole et le badin, mais le livre raconte ce qui conduit le joueur et l’entraîneur à imaginer en permanence les solutions, à être créatifs. C’est le roman de l’évolution tactique, pas un manuel technique de plus.
Plusieurs niveaux de lectures sont possibles. On peut tout lire d’un trait ou jouer à saute-mouton, zapper momentanément les passages les plus techniques. Ceci afin de privilégier le propos ou l’évocation des nombreux intervenants/entraîneurs, pour mieux revenir aux nécessaires fondamentaux
Le corpus est solidement charpenté : une centaine d’entraîneurs référencés, des interviewes et citations éclairantes, une bibliographie complète, des infographies et encadrés pertinents, l’ouvrage est complet mais d’une grande utilité. Ce livre, c’est le manuel de cuisine de grand-mère, destiné à devenir jauni, écorné, à force d’être consulté. Il sera familier, pratique, instructif.
En revisitant ainsi la tactique, au fil des pages, défilent des images de matches, leurs scénarios, des actions s’éclairent. Des joueurs se révèlent plus utiles et décisifs qu’on ne l’imaginait, d’autres au contraire voient se révéler les raisons de leur disparition des radars.
Un terrain de jeu sans entraves
Le premier intérêt du livre est d’éclairer la spécificité du foot. De tous les sports collectifs il est celui dont les règles encadrent le moins le déroulement. Pas de limite de temps de possession (handball, basket), de nombre de passes (volley) de limite de mouvement (en avant en rugby).
Une grande liberté de mouvement, une surface vaste (7000 m2), pas de temps morts (basket) de changements de joueurs (basket, foot US, hockey, le tout constitue un cadre minimaliste à organiser.
En trois formulations précises, le livre installe la problématique du foot :
Rafa Benitez: « Le système, c’est la position des footballeurs, et la tactique, ce sont leurs mouvements sur le terrain. Si tu ne sais pas occuper l’espace, le retreindre ou le conquérir, le système ne sert à rien ».
Les auteurs du livre : « l’organisation tactique est une répartition optimisée des tâches sur un terrain trop grand et exigeant des savoir-faire trop diversifiés pour que onze joueurs aient le loisir de s’y mouvoir librement ».
Jean Claude Suaudeau, le gourou de l’académie nantaise : « on improvise dans l’organisation, mais on ne s’organise pas dans l’improvisation »
Le chapitre consacré aux schémas tactiques donne immédiatement le ton, à rebours de l’actualité linéaire et sans repères qui nous est le plus souvent servie. Ici on change de perspective. L’entraîneur est dans ces pages un autre personnage que celui sur une estrade, derrière un micro, en train de débiter des lieux communs.
Bien sûr il y a les entraîneurs stars, les méthodes Guardiola et Mourinho sont donc décrites, décryptées sous tous les angles. Mais vu sous l’angle tactique, la hiérarchie s’estompe. Diego Simeone (Atletico Madrid) préfère attirer l’adversaire vers l’extérieur pour mieux défendre, Stéphane Moulin (Angers) vers l’intérieur. Et leurs deux argumentations sont tout aussi valides.
Entraineur, une invention permanente
Sur les schémas tactiques, on obtient des réponses, des éclairages, des pistes de réflexion.Par exemple :
Que doit le Milan de Sacchi à l’Ajax de Rinus Michels ? Pourquoi Guy Roux (Auxerre) a-t-il abandonné le marquage individuel et y a-t-il perdu? Marcelo Bielsa a-t-il raison de continuer à l’utiliser ? Paco Jémez (Rayo Vallecano) est-il un illuminé ou un sage ? Comment et pourquoi Otto Rehhagel a fait gagner la Grèce à l’Euro 2004 ?
Qu’est ce qui fait de l’Atletico Madrid de Diego Simeone une telle machine ? Pourquoi la Liga est un championnat particulièrement intéressant à regarder sur le plan du jeu ? Et on trouve de quoi nourrir LE grand débat : joueur ou système, lequel prime sur l’autre ?
Toutes les trouvailles ou initiatives sont bonnes à prendre et à débattre: le 4-6-0 de Luciano Spaletti (Rome) avec Totti en faux 9 ; Pirlo en meneur devant la défense dans le Milan d’Ancelotti ; les meneurs excentrés dans le 4-4-2 d’Elie Baup (Bordeaux).
Le recentrage de Messi par Guardiola en mai 2009 au Barça; le 3-5-2 d’Alain Casanova (Toulouse), l’immuable 4-4-2 de Christian Gourcuff à Lorient ;Les trois numéros 10 de Michel Hidalgo en 1982 (Platini, Giresse, Genghini) après le Brésil en 1970 (Tostao, Gerson, Rivelino).
Le livre nous rappelle que la tactique est une matière vivante qui, elle aussi, a vu disparaitre les académismes. Sous forme de disparition des dogmes tactiques immuables (lorsque la numération des maillots indiquait le poste du joueur), mais pas des grands maitres et des écoles. Avec constamment des inventeurs ou des développeurs notables d’un courant de pensée tactique. Ce livre rend par exemple justice au travail de Roger Schmidt (Leverkusen) et Paco Jémez (Rayo Vallecano)
Des joueurs polyvalents
Le chapitre sur les postes raconte la génèse des maîtres mots du foot moderne, vitesse et polyvalence. Une polyvalence qui répond à la nécessité d’une fluidité et d’une vitesse de plus en plus grande. Le soliste a encore sa place, mais à condition d’être efficace (Messi, Ronaldo). Et on comprend pourquoi s’effacent ceux au jeu crépusculaire (Nasri, Valbuena).
Place aujourd’hui aux rôles hybrides : gardien-Libéro, latéral-attaquant, milieu défensif-constructeur, meneur-ailier, ailier-buteur.
Comment faut-il comprendre le pragmatisme de Didier Deschamps par rapport à Dimitri Payet pour les matches programmés contre les Pays Bas et la Russie ? L’utiliser afin de favoriser la vitesse de Martial, Coman et Griezmann ? Un exemple du type d’interrogations que génère le livre et qui fait dépasser l’approche basique de la concurrence entre les joueurs. Là, on sait vraiment pourquoi.
Et « Comment regarder un match de foot ? » traite ici encore du thème prépondérant de l’occupation de l’espace en foot en dénombrant la population hétéroclite dans les couloirs : ailiers, meneurs excentrés, latéraux.
Avoir le ballon ou pas
Une des grandes trouvailles de l’ouvrage réside dans ces deux chapitres : « Avoir le ballon », « Ne pas avoir le ballon ». Car ils explorent une des originalités de ce sport : on peut défendre en ayant le ballon et attaquer quand on ne l’a pas.
Ne pas avoir le ballon, c’est défendre. Comment le récupérer ? Les auteurs recensent méticuleusement les méthodes ce qui est loin d’être abstrait. Sur le pressing par exemple, entrent en scène des adeptes hauts en couleurs : Michels, Sacchi, Roux, Guardiola, Klopp, Bielsa, Schmidt. Tous différents, tous fans du pressing, mais chacun le sien.
Marquage individuel ou en zone ? Un vaste débat que Cesar Menotti (Argentine 1986) illustre plaisamment avec une fable canine page 226. Un débat qui, historiquement, a vu les deux clubs de Milan faire école. L’individuelle pour le grand Inter d’Helenio Herrera, la zone pour le Grand Milan d’Arrigo Sacchi. Avoir le ballon convoque tout autant de courants de pensées. Et même à l’intérieur de la même école.
Le livre reproduit ces propos de Jean Claude Suaudeau à So Foot à propos de Raynald Denoueix: « Lui, sa priorité, c’est d’avoir le ballon et le garder le plus longtemps possible, ça c’est une maladie du jeu d’aujourd’hui selon moi ».
Un autre débat concerne le « tiki-taka » du Barça, lequel cristallise à lui seul la foire d’empoigne verbale que peut provoquer le club catalan. Virtuosité technique pour les pro, forme raffinée d’anti jeu pour les anti.
L’occasion dans l’ouvrage d’expliquer comment, sur une trame commune, les entraîneurs successifs du Barça depuis Rijkaard portent chacun un regard différent sur l’utilisation du ballon.
On y fait aussi des découvertes. Par exemple « la salida volpiana » qui amène à prêter plus l’attention à la première relance d’une équipe. Il s’agit de la recommandation de Ricardo La Volpe (ex sélectionneur du Mexique) consistant à avoir dès le départ toujours un joueur libre. Ceci afin d’assurer la qualité de la construction. Un schéma repris ensuite par Guardiola et Bielsa.
Jeu direct ou pas, possession ou pas, ballon conservé ou rendu, chaque méthode a son histoire, son vécu et l’ouvrage livre quelles réflexions (et par qui) ont conduit à ces choix. Derrière il y a des joueurs, des matches, des oppositions, des histoires.
« Comment regarder un match de foot ? » éveille la curiosité, met le spectateur ou téléspectateur en alerte. Le livre fait apparaitre plus clairement les systèmes, les choix tactiques, le coaching. Il permet d’autres niveaux de lecture, rompt la routine. Il est donc très fortement recommandable.